Retour sur la première séance du séminaire ETIUS

Séminaire ETIUS : Ethique des Technologies à l’Interface Université – Société

(Conditions de possibilité et de succès)

Séance 1 (15 Décembre 2022)

« Un point de vue sociologique sur la notion d’empowerment »
Christine Plasse-Bouteyre

(Sociologue, Enseignante-chercheure à l’unité de recherche CONFLUENCE : Sciences et humanités de l’Université Catholique de Lyon)

Le séminaire ETIUS est organisé par l’unité de recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités de l’Université Catholique de Lyon dans le cadre du projet NHNAI (New Humanism at the time of Neurosciences and Artificial Intelligence).

Pour cette première séance, nous avons eu le plaisir d’écouter Christine Plasse-Bouteyre, sociologue et enseignante-chercheure à l’unité de recherche CONFLUENCE : Sciences et humanités de l’Université Catholique de Lyon. Ses champs d’enseignement et de recherche incluent la sociologie des socialisations scolaire et familiale et la sociologie des politiques publiques et des dispositifs dans le champ social, scolaire et sanitaire.

Avec son intervention, Christine Plasse-Bouteyre nous a permis d’interroger le fondement et les limites du concept « d’empowerment » comme renforcement des capacités d’action des citoyens et mode renouvelé d’interpellation citoyenne. Modalité souvent perçue comme une solution à la crise de la représentation politique, cette forme de « démocratie participative » soulève de nombreuses questions quant aux attendus de la citoyenneté contemporaine, aux modes alternatifs d’expertise, d’évaluation et de contrôle des décisions et actions gouvernementales. À partir de situations concrètes et de réflexions plus conceptuelles, il s’agira de réfléchir aux enjeux d’une organisation qui soit à la fois démocratique, efficace et garante de la participation de tous.

Résumé de l’intervention de Christine Plasse-Bouteyere

« L’empowerment » est un terme anglais difficilement traduisible, qu’on peut rapprocher de « capacitation » ou « pouvoir d’agir » en français.

Introduction : histoire de la notion d’empowerment

Depuis les années 2000, la notion d’empowerment est de plus en plus présente dans la littérature savante et militante et gagne en visibilité dans les débats publics. Elle représente notamment un idéal de démocratie participative, d’une démarche d’intervention sociale du groupe sur le groupe, ou encore d’une citoyenneté ordinaire qui saurait se prendre en charge et être maître de son destin. Elle permet de promouvoir la justice sociale et la citoyenneté.

Cette notion renvoie à deux dimensions. La première est l’idée de pouvoir, car il s’agit de prendre pouvoir sur quelque chose. La deuxième est que ce pouvoir est gagné par un processus d’apprentissage. On pourrait donc définir la notion d’empowerment comme étant en même temps un état et une trajectoire, où il s’agit de prendre conscience de soi et des autres pour gagner quelque chose. Dans cette notion, se jouent des rapports entre individuation, inscription dans des collectifs et conscience sociale de soi. C’est donc un processus autant individuel que collectif, à la fois social et politique, qui désigne aussi une démarche d’autoréalisation, d’émancipation, de reconnaissance (car il s’agit parfois de groupes demandant explicitement une reconnaissance), et de transformation sociale.

Derrière ce terme, se joue le rapport entre l’expérience politique et l’expérience ordinaire ou encore entre pratiques politiques et pratiques citoyennes. En effet, c’est dans les situations ordinaires de la vie quotidienne que l’on retrouve des questions politiques Ainsi, la notion d’empowerment renvoie à la question de savoir comment le politique se construit dans les rapports ordinaires.

La notion d’empowerment s’oppose à une vision ou tradition de bienfaisance, où les bénéficiaires sont perçus comme les « victimes » qui appartiennent à un groupe de malheureux. Il s’agit justement de sortir de cette image. Mais elle s’oppose également au modèle du bienfaiteur et du libérateur.

Mais cette notion a une histoire et ne date pas du 21ème siècle. Déjà, au 19ème siècle, l’idée apparaît en Angleterre où il s’agit de donner du pouvoir au peuple. Mais ce terme se développe davantage dans les années 1970 aux Etats-Unis, pays particulièrement riche en mouvements d’empowerment, notamment avec les mouvements d’éducation populaire et les mouvements des personnes afro-américaines qui demandaient une reconnaissance, en revendiquant une représentation politique et des droits civiques. On peut également citer le mouvement des femmes battues à Chicago, où les femmes victimes de violences conjugales se rassemblaient autour d’ateliers pour réfléchir et interroger ces formes de violence, partager leur expérience et leur perception des situations, pour arriver à nommer les formes d’abus, énoncer les moyens de s’en sortir et des conseils. Il s’agissait pour ces femmes, de sortir de leur situation individuelle et de s’engager dans une prise de conscience collective et critique des conditions d’apparition des violences conjugales. Cela met en avant un véritable pouvoir d’agir à travers un travail de problématisation, où les acteurs s’aident mutuellement, et recherchent ensemble des ressources et des solutions. La notion d’empowerment se développe également au Brésil avec Paulo Freire et en France avec ATD Quart-Monde, une ONG fondée par le père Wresinski.

Cette notion et ces mouvements ont aussi permis de repenser les relations entre patients et professionnels, en cherchant à construire des relations égalitaires, à aider les malades à se prendre en charge. Avec cette approche, la personne concernée passe d’un statut d’usager ou simple citoyen ignorant à celui d’expert.

Dans les années 1980, on assiste à une montée en puissance du terme d’empowerment, du fait d’un contexte marqué par une forme d’intervention sociale jugée parfois « paternaliste », mettant en avant une hiérarchie et une inégalité d’intervention.

Dans les années 1990, le vocabulaire est généralisé et étendu au domaine des politiques publiques, comme par exemple à l’ONU, à la Banque Mondiale, et également dans les programmes de l’UE. Mais on remarque à ce moment-là que plus ce terme est impliqué dans la sphère politique et dans les programmes politiques, plus il perd de sa pertinence révolutionnaire.

Enfin, dans les années 2000, l’usage du terme d’empowerment se généralise. On peut notamment citer les mouvements en faveur des droits des femmes dans les pays du sud et du nord, avec la création de banques alimentaires, de centres pour les jeunes, des crèches et des centres de santé. Concernant la santé, on peut aussi citer les initiatives de groupes de prostituées visant à se doter des moyens de se protéger, comme des structures d’accompagnement. La « santé communautaire » et les malades du SIDA vont aussi s’emparer du terme pour faire des propositions politiques, en particulier en termes de prise en charge des malades.

Il est intéressant de noter que le rapport au politique se construit aussi dans des expériences et situations ordinaires de la vie quotidienne. On peut citer l’exemple des collectifs d’habitants de quartier, comme la « ferme du Rail ». A l‘occasion de cette initiative, citoyens et experts ont mené ensemble des réflexions pour repenser leur habitat, et aménager une parcelle de terrain parisien pour en faire un lieu d’hébergement, de formation, de production agricole et de restauration pour étudiants en horticulture, et également un refuge pour des personnes fragiles. On peut aussi évoquer les luttes pour la tarification de la restauration scolaire.

Il y a plusieurs fondements à la notion d’empowerment :

  • Dimension cognitive : volonté de produire une compréhension critique de la situation problématique vécue, des conditions dans lesquelles on vit une certaine situation
  • Dimension psychologique : retrouver de l’espoir, regagner l’estime de soi
  • Dimension politique : la conscience des inégalités de pouvoir et la capacité de s’organiser et de se mobiliser
  • Dimension économique : la capacité à se procurer des revenus

Les bus et objectifs de l’empowerment sont de nourrir un débat public sur la vie commune, de partager ensemble des expériences, de mieux comprendre sa situation et la manière dont elle s’articule à celle des autres (conscience sociale de soi), d’améliorer sa capacité à s’exprimer en public, et d’acquérir un savoir-faire pratique et des compétences. Il y a parfois des effets durables, comme des actions de dénonciation publique de l’opacité de certaines procédures… etc.

L’empowerment permet de passer d’un statut de « victime » où « je subis » à un statut de citoyen acteur, où « j’ai le droit à être reconnu en tant que citoyen… ». En ce sens, l’empowerment dé-fatalise et dénaturalise la condition humaine des acteurs, en mettant l’accent sur la dimension collective. Il s’agit de sortir de son vécu individuel et personnel pour s’engager sur une réflexion collective de fond (partage de l’expérience, vécus collectifs), conduisant à un centrage sur ce qui rassemble et à une mise en mouvement …

I- Les raisons du succès de cette notion

Dans les années 1970, le mouvement de l’empowerment est porté par des discours radicaux comme celui de la gauche libérale, qui s’oppose aux formes traditionnelles d’autorité hiérarchique, de l’intervention sociale paternaliste et demande une reconnaissance des marginalisés, des minorités et des subalternes.

Le mouvement prend aussi de l’ampleur avec une montée des pensées critiques, comme avec Robert Dahl qui met en évidence que la spécificité des sociétés modernes est la dispersion des formes de pouvoir. Il parle alors « d’oligarchie ». On peut aussi faire référence à Pierre Clastres et les sociétés « contre l’état », pour qui l’absence d’État n’implique pas l’absence de politique. Et enfin Michel Foucault, qui souligne les rapports de pouvoir entre les corps et les institutions, en prenant l’exemple de l’école ou de l’hôpital psychiatrique, et pour qui le pouvoir comporte une dimension relationnelle. Le mouvement de l’empowerment se nourrit aussi de la montée des inégalités sociales, du développement des Nouveaux Mouvements Sociaux (Henri Mendras, Alain Tourraine) qui sont des mouvements tournés davantage vers les questions culturelles que proprement sociales et professionnelles (la libération des femmes, question raciale, ou des droits des personnes homosexuelles).

Dans les années 1980-1990, un tournant idéologique se produit. Le concept est alors mobilisé par de nouveaux mouvements néolibéraux qui soutiennent que le local, ou l’individu, fait mieux que l’État. On rentre ici dans une politique de l’efficacité des politiques publiques, où l’usager devient un élément indispensable que l’on se doit de solliciter pour avoir son avis.

On prend conscience que la citoyenneté passe par la mise en action des citoyens eux-mêmes.

II- Vers une rhétorique de la responsabilité individuelle 

Il y a 3 modèles d’empowerment qui cohabitent. Le premier est un modèle radical, comprenant l’empowerment comme théorie de transformation sociale. Le deuxième est un modèle social-libéral ou social-démocrate, porté par le libéralisme social et qui insiste sur la dimension individuelle de l’empowerment en insistant sur la valeur de l’individu. Selon ce second modèle, on doit donner à l’individu les moyens de gagner en liberté, de prendre son destin en main, augmentant sa capacité de choix, valorisant sa participation individuelle. On pense notamment à la notion de capabilité développée par l’économiste indien Amartya Sen. Le troisième modèle est un modèle néolibéral, poussant à l’extrême le second modèle en valorisant la liberté des marchés, et cherchant à disséminer les valeurs de l’économie de marché, au sein de laquelle l’État peut offrir des opportunités…

Avec l’empowerment, il s’agit de développer une conscience critique, une capacité d’action, une image positive de soi et des compétences ou connaissances.

On peut aussi distinguer les approches de l’empowerment en fonction de l’objectif poursuivi. Il y a notamment une différence entre transformer et réformer une société. Autrefois, l’objectif des mouvements d’empowerment était la transformation sociale, tandis qu’aujourd’hui le but de la plupart des initiatives pencherait plutôt du côté de la réformation sociale, avec une sorte de logique du « faire avec ».

De manière générale, les mouvements d’empowerment sont progressivement passés d’un modèle radical vers un modèle néo-libéral, et d’une logique collective à une logique individuelle, où l’on insiste sur la capacitation et la responsabilisation du citoyen.

On constate aujourd’hui une dépolitisation de la vie sociale, avec des problèmes politiques et sociaux de plus en plus perçus en termes de marchés et d’économie, et des problèmes individuels redéfinis en solution passant par le marché. On passe donc aussi d’une promesse émancipatrice à une perspective de citoyenneté entrepreneuriale.  On peut penser notamment aux projets de microfinance et de micro-crédits qui se sont développés d’abord en Inde puis un peu partout dans le monde, sous l’impulsion de Muhammad Yunus (prix Nobel de la paix en 2006).

Mais cette approche centrée sur l’individu engendre ou mobilise un pouvoir de décision qui être assez limité, car il y a parfois très peu d’effets sur les grandes orientations politiques (aussi bien au niveau global qu’aux niveaux plus locaux des villes ou des quartiers). On sollicite les citoyens mais sans leur conférer un réel pouvoir, sans qu’il y ait ensuite des effets concrets. De plus, il s’agit moins d’un partage de pouvoir qu’une parcellisation du pouvoir au profit de certains qui restent « maitres du jeu ».

On note aussi un passage d’une logique d’émancipation à une logique inclusive. En effet, dans l’ancien modèle, l’individu est pris dans un collectif qui s’émancipe, on vise l’égalité mais il n’y a pas de réelle prise en considération des situations individuelles. Tandis qu’avec la logique inclusive, il y a une référence aux potentialités de chacun. Dans le modèle actuel, l’individu est acteur, il construit sa propre vie, il est accepté dans sa différence et doté de potentialités. Mais parfois on parle d’inclusion sans vraiment la mettre en pratique ou pas de la bonne manière. Par exemple, en cherchant à réintégrer un enfant avec une phobie scolaire à l’école, mais en le mettant au fond de la classe… Est-ce vraiment de l’inclusion ?

Aujourd’hui, l’empowerment a pour objectif une amélioration de la gestion publique dans une perspective d’efficacité économique et de service rendu aux usagers (avec l’idée que le local et l’individuel feraient mieux que le politique). L’empowerment vise aussi à favoriser l’inclusion des individus. Dans tous les cas, l’idée de transformation sociale a disparu, il s’agit plutôt d’un accommodement à la réalité sociale dans une logique réformiste plutôt que révolutionnaire.

L’empowerment met en avant quatre enjeux :

  • Reconnaître et prendre en compte l’agentivité et les subjectivités, compter sur capacités d’action des individus et des groupes
  • Articuler émancipation (individuelle et collective) et projet politique par une amorce de politisation (remettre la question politique sur table)
  • Réfléchir aux différentes formes de pouvoir et d’expertise
  • Inventer, créer et expérimenter des formes de pouvoir dans une logique de neutralisation temporaire des asymétries de pouvoir (tout ne peut pas être délégué aux experts, certains problèmes résistent à une prise en charge purement technocratique ou par la seule classe politique).

Ce qu’il faut retenir :

  • Relativiser l’idée d’une action collective et d’une citoyenneté totalement en crise. L’action citoyenne peut être là, dans la volonté de s’engager
  • Admettre le renouvellement et la pluralité de formes de citoyenneté
  • Saisir les citoyennetés dans les contextes, espaces, situations et moments

Le diaporama de la présentation est disponible ici !

Share this post