Être humain à l’époque des neurosciences et de l’intelligence artificielle implique d’explorer soigneusement les nœuds de complexité où des idées valables sont néanmoins en tension, manifestant des subtilités et des défis qu’il ne faut pas négliger. Chaque page exprime la ou les tensions existantes entre des idées et dans chaque thème, apparues dans les discussions collectives, et sont ensuite complétées par un éclairage des chercheurs du réseau NHNAI.

Complexité sur la santé n°2 : Améliorer les soins de santé et de médecine sans perdre de vue les personnes

Les participants reconnaissent largement que les technologies de santé (y compris l’IA) peuvent aider les professionnels de la santé à prendre des décisions médicales (elles peuvent même être plus performantes dans certaines tâches). De même, ils soulignent que l’automatisation de certaines tâches peut permettre de consacrer plus de temps aux dimensions humaines des soins et des soins de santé (par exemple avec les robots soignants). Certains participants soulignent également que l’IA et les technologies numériques peuvent faciliter l’accès aux soins de santé et aux informations liées à la santé, notamment pour les soins préventifs et la prévention de la santé (en particulier dans les régions plus isolées ou plus pauvres). L’idée émerge également que les technologies numériques peuvent améliorer la formation médicale (par exemple avec la réalité virtuelle ou augmentée).

Toutefois, les discussions s’accordent largement sur le fait que l’IA et les technologies de santé devraient contribuer à un système de soins de santé plus humanisé. Elles ne doivent pas faire perdre de vue que les patients sont des personnes qui doivent être traitées selon une approche globale tenant compte de toutes les dimensions pertinentes et fermement ancrée dans l’empathie et les relations humaines. Ces dernières sont essentielles au processus de guérison et à la relation médecin-patient. D’une manière générale, les machines ne devraient pas remplacer les humains. En particulier, les tâches liées à la prise de décision médicale, à la communication et aux soins doivent rester humaines. S’il est vrai que les professionnels de la santé et les soignants manquent souvent de temps et sont épuisés, et que les systèmes de santé sont soumis à une forte pression, les technologies de l’IA ne constituent peut-être pas la bonne ou la principale réponse à ces problèmes majeurs.

Dans cette perspective, de nombreux participants mettent en garde contre le danger de trop se focaliser sur ce qui peut être mesuré et quantifié et de réduire les patients à leurs données (avec le risque que la médecine et les soins de santé deviennent trop prescriptifs et coercitifs). Les patients doivent être reconnus dans leur singularité et leur diversité.

Les idées sont à retrouver dans les synthèses globales et locales téléchargeables ici

  • (Global – Santé) Reconnaître la contribution positive des technologies de santé aux soins de santé
  • L’IA et les technologies de santé ne doivent pas conduire à une déshumanisation des soins de santé et de la médecine:
    • (Global – Santé) Privilégier la coopération et le soutien avec l’IA plutôt que le remplacement humain
    • (Global – Santé) Maintenir l’empathie et la relation humaine au cœur des soins de santé
    • (Global – Santé) Préserver l’agentivité et l’autonomie humaine (dans les soins de santé)
  • (Global – Santé) Reconnaître les patients dans leur singularité et leur diversité (dans le cadre d’une approche globale)
Eclairages par les chercheurs :

Fernand Doridot – enseignant-chercheur en éthique et philosophie des sciences et technologies

Le risque de passer de la libération des soins – où la technologie soutient la prestation de soins – à la libération des soins, où les aspects relationnels et émotionnels essentiels de la prestation de soins sont diminués ou perdus, soulève d’importantes préoccupations éthiques. Selon l’éthique des soins de Joan Tronto (Tronto, 2013), la prestation de soins ne peut être considérée comme un simple ensemble de tâches à rationaliser, mais doit plutôt être perçue comme une pratique relationnelle impliquant attention, responsabilité et réponse aux besoins uniques des individus. En tant que tels, les défis et le travail émotionnel inhérents à la prestation de soins, aussi difficiles soient-ils, sont au cœur de sa signification et ne peuvent être entièrement pris en charge par des machines. Dans le même ordre d’idées, Michel Foucault prévient dans La naissance de la clinique (Foucault, 2003) que l’accent mis par la médecine sur la quantification et le contrôle peut réduire les patients à des données et les dépouiller de leur individualité et de leur humanité. Une dépendance excessive à l’égard de l’IA pourrait, bien entendu, renforcer cette tendance et transformer les soins de santé en une pratique plus prescriptive et impersonnelle. Selon Neumann et al. (2011) et Decety et al. (2014), l’empathie et la communication sont essentielles à la satisfaction des patients et aux résultats obtenus. Comme le soulignent Sherry Turkle et Noel Sharkey (Turkle, 2011 ; Sharkey, 2008), ce sont des qualités que l’IA et les robots soignants ne peuvent pas reproduire. Ainsi, les technologies, bien qu’utiles pour les tâches de routine, ne remplaceront probablement pas les dimensions émotionnelles et relationnelles profondes requises pour des soins significatifs.

Références :

  • Decety, J., & Lamm, C. (2014). The empathic brain and its dysfunction in psychopathologies. Nature Reviews Neuroscience, 7(1), 735–748.
  • Foucault, M. (2003). The birth of the clinic: An archaeology of medical perception. London: Routledge.
  • Neumann, M., Edelhäuser, F., Tauschel, D., Fischer, M. R., Wirtz, M., Woopen, C., … & Scheffer, C. (2011). Empathy decline and its reasons: A systematic review of studies with medical students and residents. Academic Medicine, 86(8), 996–1009.
  • Sharkey, N. (2008). The ethical frontier of robotics. Science, 322(5909), 1800–1801.
  • Tronto, J. C. (2013). Caring democracy: Markets, equality, and justice. New York: New York University Press.
  • Turkle, S. (2011). Alone together: Why we expect more from technology and less from each other. New York: Basic Books.