Être humain à l’époque des neurosciences et de l’intelligence artificielle implique d’explorer soigneusement les nœuds de complexité où des idées valables sont néanmoins en tension, manifestant des subtilités et des défis qu’il ne faut pas négliger. Chaque page exprime la ou les tensions existantes entre des idées et dans chaque thème, apparues dans les discussions collectives, et sont ensuite complétées par un éclairage des chercheurs du réseau NHNAI.
Complexité sur l’éducation n°3 : Améliorer notre compréhension de l’être humain sans céder au réductionnisme ontologique
En France et au Portugal, les participants ont souligné que les progrès des neurosciences et de l’IA devraient permettre d’identifier les élèves ayant des difficultés d’apprentissage, notamment grâce à la neuro-imagerie et au diagnostic. Cela permettra de soutenir les étudiants et d’intervenir plus tôt pour prévenir les conséquences négatives telles que la baisse de l’estime de soi. Une meilleure connaissance de la neurodiversité et l’identification des difficultés d’apprentissage et/ou des pathologies mentales des élèves peuvent également permettre d’adapter les outils et les systèmes d’apprentissage aux élèves, comme le permettent la personnalisation et les algorithmes de l’IA.
Cependant, les participants ont indiqué que le fait d’étiqueter les enfants avec le nom de pathologies mentales ou de difficultés d’apprentissage peut également conduire à la discrimination et à la stigmatisation, ce qui serait préjudiciable pour la personne. Au Portugal, les participants soulignent qu’une meilleure identification des enfants ayant des facultés cognitives faibles ou élevées peut conduire à une focalisation excessive sur les performances cognitives, à une surstimulation ou à une sous-stimulation, avec la conviction qu’il n’y a pas de possibilité d’amélioration et de changement.
Eclairages par les chercheurs :
Pour éviter de réduire l’identité d’une personne à quelques caractéristiques, nous devrions considérer ces catégories d’apprenants comme divers modes de fonctionnement plutôt que comme des troubles mentaux, qui conduisent différentes personnes à exprimer des capacités uniques d’adaptation à des contextes et des environnements spécifiques. Ces capacités peuvent évoluer dans le temps et varier en fonction de la situation. Les tests et les diagnostics, qu’ils soient fournis par un médecin ou un système d’intelligence artificielle, donnent un aperçu du fonctionnement cognitif d’une personne et ces informations sont précieuses pour comprendre les besoins et permettre d’offrir un soutien approprié. Toutefois, la technique et la technologie extrairont toujours des données et fourniront des valeurs de paramètres, mais elles ne saisissent pas pleinement la complexité d’un individu, et cela inclut son intériorité, comme les sentiments et l’affect. La compréhension globale de l’unicité et de la profondeur d’une personne n’est pas possible si elle ne passe pas par les relations et les interactions humaines. Si les machines, les tests et les outils d’évaluation peuvent fournir des données utiles, ils ne parviennent pas à saisir l’ensemble du spectre intégré de la singularité humaine et sa véritable complexité dans laquelle l’individu s’identifie. Cela inclut également les connaissances issues de l’espace intersubjectif de l’interaction. La dimension des relations est donc essentielle dans une approche incarnée de la compréhension des personnes. Néanmoins, ces informations peuvent être utiles à la prise de décision, pour autant qu’elles visent à aider les êtres humains à s’épanouir plutôt qu’à être simplement plus productifs dans une dimension évaluative réduite. Logiquement, la catégorisation, bien qu’indicative, ne devrait pas conduire à une décision automatisée qui pourrait être porteuse de discrimination et/ou d’exclusion, mais devrait au contraire soutenir l’inclusion sociale.
Bien que l’inclusion soit encouragée au 21ème siècle, elle s’accompagne également de défis et de dilemmes. L’un de ces dilemmes, tel qu’exprimé par Ruth Cigman[1] concerne la manière dont nous traitons les différences :
Soit nous traitons tous les enfants comme étant essentiellement les mêmes, ce qui signifie les traiter aussi équitablement que possible, mais avec le risque de négliger les différences individuelles. Soit nous les traitons différemment, ce qui a pour conséquence que certains sont mieux lotis qu’ils ne l’auraient été autrement, mais il y a un risque d’être injuste en consacrant plus de ressources ou d’expertise à certains qu’à d’autres.
En outre, l’individualisation peut conduire à une adaptation excessive des environnements pour répondre aux besoins individuels, comme le montrent les tendances actuelles en matière de personnalisation (telles que les applications de l’IA). Cette approche, poussée à l’extrême, pourrait potentiellement entraver la croissance collective et limiter la capacité des personnes à apprendre et à s’adapter à différents contextes. Si l’environnement est toujours taillé sur mesure pour répondre aux besoins individuels, les êtres humains risquent de perdre la capacité cruciale de s’adapter à différentes situations et de faire l’effort de développer cette capacité d’adaptation, une aptitude vitale pour prospérer dans le monde, car l’adaptation n’apparaît pas passivement dans les organismes vivants. Même les adaptations d’origine génétique doivent être incluses dans la modification du comportement. Par conséquent, nous avons besoin d’une approche équilibrée qui tienne compte des contraintes environnementales (atteindre la performance ?) mais aussi des contraintes organiques (apprendre par l’effort personnel), et d’un équilibre qui maintienne une norme générale d’égalité tout en laissant de la place aux différences et à la (neuro)diversité, bien que la réalisation de cet équilibre ne soit pas une tâche simple.
En bref, nous avons besoin d’une approche holistique pour comprendre les personnes comme des êtres complexes, chacun ayant une personnalité, une histoire, des croyances et des désirs uniques. Une telle complexité ne peut être appréhendée au moyen de catégories ou d’étiquettes simples. Si ces catégories d’apprenants peuvent donner des indications utiles sur la manière dont une personne fonctionne à une époque donnée, elles ne peuvent pas saisir toutes les potentialités des individus. Rien n’est figé, les êtres humains évoluent, changent et peuvent exprimer de nouvelles potentialités d’apprentissage. En outre, les catégories peuvent conduire à l’uniformisation, mais il n’existe pas de façon unique pour des troubles tels que le TDAH ou la dyslexie (et d’autres) de se manifester chez les individus.
Au cours des dernières décennies, les neurosciences ont souvent réduit le fonctionnement du cerveau à ses seuls neurones, en utilisant l’ordinateur comme métaphore de l’activité cérébrale et, par cette réduction, de son identité à l’exécution d’un programme. Cette approche, largement issue des sciences cognitives, suggérait que le cerveau fonctionnait comme un ordinateur. Cependant, cette perspective a été critiquée pour son « neuro-centrisme », car elle ignorait le rôle du corps et des émotions. Aujourd’hui, les neurosciences sont devenues plus inclusives, reconnaissant que le fonctionnement du cerveau est étroitement lié à d’autres organes et au reste du corps. Par exemple, la recherche met désormais en évidence l’importance du rôle de l’intestin et du microbiome dans la santé mentale[2] et l’influence de la respiration et du rythme cardiaque sur l’activité cérébrale.[3]
[1] Cigman R. ( 2007), Included or Excluded? The Challenge of the Mainstream for Some SEN Children (Oxford Routledge). op. cit., p. 137
Cigman, R., & Davis, A. (Eds.). (2009). New philosophies of learning (Vol. 2). John Wiley & Sons.
[2] Morais, LH., Schreiber, HL, Mazmanian SK (2020). The gut microbiota-brain axis in behavior and brain disorders. Nat Rev Microbiol. 2021 Apr;19(4):241-255. doi: 10.1038/s41579-020-00460-0. Epub 2020 Oct 22.
[3] Engelen, T, Solca M, Tallon-Baudry C (2023) Interoceptive rhythms in the brain. Nat Neurosci.2023 Oct;26(10):1670-1684. doi: 10.1038/s41593-023-01425-1. Epub 2023 Sep 11.