Être humain à l’époque des neurosciences et de l’intelligence artificielle implique d’explorer soigneusement les nœuds de complexité où des idées valables sont néanmoins en tension, manifestant des subtilités et des défis qu’il ne faut pas négliger. Chaque page exprime la ou les tensions existantes entre des idées et dans chaque thème, apparues dans les discussions collectives, et sont ensuite complétées par un éclairage des chercheurs du réseau NHNAI.

Complexité sur l’éducation n°1 : Comment rendre accessible une éducation de qualité tout en préservant le développement humain ?

Le développement cognitif

Les participants ont évoqué les avantages de l’utilisation de l’IA dans l’éducation. Tout d’abord, l’IA peut nous aider à être plus productifs et efficaces, car certaines tâches sont plus faciles et plus rapides à réaliser avec l’IA (comme la production de synthèses et le processus de prise de notes pour les étudiants, la relecture pour les enseignants…). De plus, l’IA et l’automatisation nous permettent de gagner du temps qui pourrait être utilisé dans d’autres activités pour exercer notre humanité, ou pour se concentrer sur d’autres choses essentielles comme les relations (évoquées en France et au Portugal). Un autre point est que l’IA peut nous libérer de tâches répétitives ou inintéressantes, ce qui nous permet de nous concentrer sur des tâches plus profondes qui nécessitent une grande activité intellectuelle et peuvent être plus intéressantes / stimulantes. L’automatisation peut également être un moyen de soulager les enseignants qui sont fatigués ou qui ont un problème de santé (ponctuellement) – ou de les soulager de tâches fatigantes (de manière permanente).

Cependant, les participants s’inquiètent également du risque d’appauvrissement cognitif et de perte d’autonomie avec l’IA. L’automatisation supposant de déléguer / d’être dépossédé d’un certain savoir (un savoir-faire) et de devenir dépendant d’une machine, nous sommes donc bien en perte d’autonomie lorsque nous ne sommes pas en mesure de réaliser une tâche sans machine ou par nous-mêmes. De plus, en s’affranchissant d’une tâche, on ne fait plus appel aux capacités cognitives qui nous ont permis de réaliser cette tâche, on ne fait plus appel aux aires cérébrales (comme c’est le cas avec l’utilisation systématique du GPS qui appauvrit l’activité des aires cérébrales associées à l’orientation dans l’espace et à la mémoire) dont on a besoin pour cette action / réalisation de la tâche. De plus, certaines facultés cognitives ont besoin de pratique pour être développées (comme la résolution d’un problème, la créativité…), notamment par l’essai-erreur car nous apprenons aussi de nos erreurs, ce que l’IA ne permet pas si nous nous en remettons toujours à elle pour obtenir la bonne réponse. Enfin, parfois, même si certaines tâches sont inintéressantes ou de « bas niveau », certaines d’entre elles sont porteuses de valeurs (telles que la patience, la maturité…) ou sont importantes pour le développement des facultés cognitives.

Les idées sont à retrouver dans les synthèses globales et locales téléchargeables ici

  • (Education – Global) Utiliser l’IA et les NS pour mieux enseigner et apprendre
  • (Education – Global) Utiliser l’IA pour libérer l’homme du travail
  • (Education – Global) Utiliser l’IA pour améliorer les performances et l’innovation
  • (Education – Global) Préserver les besoins fondamentaux nécessaires au dévelopment humain (cognitif)
  • (Education – Global) Préserver l’autonomie humaine
Eclairages par les chercheurs :

Basé sur les apports de Juan R. Vidal (enseignant-chercheur en neuroscience cognitive), Laura Di Rollo (ingénieure d’études en sciences cognitives dans le projet NHNAI, UCLy (Université Catholique de Lyon), CONFLUENCE: Sciences et Humanités (EA 1598), France) et Brian P. Green (professeur en éthique de l’IA et directeur d’éthique des technologies au Markkula Center for Applied Ethics, Université Santa Clara, USA)

A. Echapper à la loi du « moindre effort »

Bien qu’il puisse y avoir plusieurs utilisations bénéfiques de l’IA dans l’éducation qui peuvent améliorer l’apprentissage (par exemple, utiliser ChatGPT avant un examen en répondant à des questions sur la leçon, fournir des idées initiales pour commencer un projet d’écriture…), il pourrait être plus tentant pour les étudiants de l’utiliser pour accomplir leurs tâches académiques. Les technologies telles que l’IA facilitent les tâches et font appel au principe du « moindre effort » qui, en effet, peut être préjudiciable au développement cognitif. C’est notamment ce qu’illustre une étude[2] selon laquelle l’utilisation excessive d’IA génératives telles que chatGPT chez les étudiants est susceptible d’accroître la procrastination, la perte de mémoire et d’avoir un impact sur les résultats scolaires.[3]

L’apprentissage de nouvelles compétences, intellectuelles et pratiques, nécessite de la pratique, et souvent de la répétition afin d’augmenter l’efficacité et la qualité de l’action par rapport à son objectif à long terme. Cette répétition n’est pas possible sans effort et souvent sans frustration lorsque nous n’atteignons pas notre but. Si l’utilisation des dispositifs technologiques et de l’IA raccourcit ces étapes importantes de l’apprentissage, l’individu n’acquerra pas les nouvelles capacités et connaissances, et sera donc appauvri. Il est donc important d’évaluer l’utilisation de l’IA sous l’angle de « l’effort d’apprentissage », qui ne doit pas être considéré comme une perte de temps, mais plutôt comme le temps nécessaire pour apprendre et conserver les connaissances (qu’il s’agisse d’un savoir-faire abstrait ou concret). En outre, la réalisation d’efforts permet également de donner un sens à l’apprentissage, ce qui est important pour l’identité d’une personne.

Il est donc important de penser l’utilisation de la technologie et de l’IA comme un moyen de potentialiser l’apprentissage des capacités humaines en tant que telles, et pas seulement pour maximiser exclusivement ses notes d’évaluation dans le système éducatif. Utiliser l’IA comme un outil complémentaire qui n’empêche pas de faire des efforts cognitifs. Par exemple, l’IA pourrait être utilisée pour nous rappeler les choses que nous devons faire, et pas seulement pour les faire à notre place, en nous privant des expériences qui nous permettent de grandir et de nous épanouir. L’IA pourrait être utilisée comme un facteur de motivation et non pas seulement/principalement comme un facilitateur de tâches complexes (qui sont nécessaires à l’apprentissage, en particulier à long terme). Il est de notre responsabilité d’encourager les étudiants à trouver un équilibre entre l’assistance technologique et l’effort personnel, afin de préserver l’apprentissage et le développement cognitif, et de limiter au plus possible les sources de distraction que ces technologies peuvent représenter.

En effet, mieux comprendre comment nous apprenons et comment nous sommes influencés par notre environnement et nos pratiques, favorise la vision d’un être humain dont la liberté d’épanouissement dépend de la capacité à contrôler les interactions avec tous les aspects de son environnement, en particulier avec les dispositifs technologiques qui captent avec une très grande efficacité notre attention, nous privant ainsi de prêter librement attention à ce qui se passe autour de nous. Les neurosciences nous ont donné les moyens de savoir pourquoi nous nous comportons comme nous le faisons. Elles nous donnent les moyens d’agir afin d’éviter ou de domestiquer l’interaction avec les artefacts qui monopolisent l’esprit. Les neurosciences révèlent également que notre cerveau ne se comporte pas vraiment comme un ordinateur. La nature biologique du corps et de son système nerveux limite le type de fonctionnalités qu’il permet pour le comportement et l’esprit. Les neurosciences mettent en évidence, par exemple, dans la perspective de la création de sens, l’engagement proactif crucial du système nerveux incarné dans son environnement.

B. Prévenir la perte de compétences : esprit critique et créativité

L’utilisation de l’IA s’accompagne d’un risque de déqualification. Il y a certains types de compétences qu’il semble acceptable de perdre, par exemple celles liées à des technologies dépassées, etc. Mais il y a d’autres compétences qui semblent intrinsèques à notre humanité, des compétences comme celles nécessaires à la survie, à la vie en société et à la compréhension de la vérité. La question de savoir exactement comment déterminer les compétences qu’il faut continuer à enseigner et celles qu’il est acceptable de perdre reste quelque peu ouverte, mais il semble qu’il y ait des compétences que nous ne devrions pas perdre. Par exemple, les compétences en matière de pensée critique – les compétences en matière de philosophie – semblent particulièrement importantes.

Avec les défis posés par l’intégration et la surrutilisation de l’IA dans l’éducation, il se peut que nous devions réinventer des devoirs et des activités qui ne peuvent pas être facilement résolus par des outils d’intelligence artificielle, mais qui exigent des étudiants qu’ils fassent appel à leur créativité et à leur esprit critique. En outre, la valorisation de ces activités pourrait motiver les étudiants à s’engager plus profondément dans le processus d’apprentissage et à être plus disposés à accomplir des tâches par eux-mêmes.[4]

Cependant, de nombreux commentateurs du monde entier ont exprimé la crainte que l’IA ne nuise à notre créativité, à notre esprit critique, à notre développement mental, à notre développement social, etc. Ces menaces doivent être prises au sérieux, évitées si possible et, si elles commencent à se concrétiser, arrêtées rapidement.

Enfin, l’éducation ne se limite pas non plus à l’acquisition de compétences pratiques et utiles ; elle consiste également à apprécier les aspects plus abstraits ou théoriques de la vie, à réfléchir aux mystères et aux significations profondes de l’univers. Si l’IA peut nous débarrasser d’une partie des corvées de la vie et nous rendre plus aptes à apprécier les activités supérieures, ainsi que d’autres activités humaines agréables, cela pourrait être une bonne chose.

[2] Abbas, M., Jam, F. A., & Khan, T. I. (2024). Is it harmful or helpful? Examining the causes and consequences of generative AI usage among university students. International Journal of Educational Technology in Higher Education, 21(1), 10.

[3] Mais cette étude ne met pas seulement en évidence la relation de cause à effet entre l’utilisation excessive du chatGPT et l’appauvrissement cognitif. Elle montre également la relation de cause à effet entre l’utilisation excessive du chatGPT et la pression temporelle et la charge de travail élevée. Ce n’est donc pas seulement l’IA ou la technologie qui favorise l’appauvrissement cognitif, mais son inclusion dans un modèle économique qui survalorise la production et la consommation, l’efficacité et la rapidité.

[4] Ibid.