Retour sur la deuxième séance du séminaire ETIUS

Séminaire ETIUS : Ethique des Technologies à l’Interface Université – Société

(Conditions de possibilité et de succès)

Séance 2 (12 Octobre 2023)

« Une ingénierie du sensible ? Pour qui, pour quoi et comment ? »
Hervé Marchal

(Sociologue, Professeur à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté)

Le séminaire ETIUS est organisé par l’unité de recherche CONFLUENCE : Sciences et Humanités de l’Université Catholique de Lyon dans le cadre du projet NHNAI (New Humanism at the time of Neurosciences and Artificial Intelligence).

Pour cette deuxième séance, nous avons eu le plaisir d’accueillir et d’écouter Hervé Marchal, sociologue et professeur à l’université de Bourgogne-Franche-Comté. Spécialisé dans les territoires urbains et la mobilité, il s’est vu confier, à la demande de Dominique Valck, président du conseil de développement durable du Grand Nancy, un projet dont l’ambition était d’ “identifier les grandes métamorphoses qui travaillent la société française au moment du Covid-19″. Un projet pour le moins ambitieux, dont Hervé Marchal rend compte au travers d’un récit qui s’intéresse sans doute moins aux résultats (bien qu’intéressants en eux même) qu’au projet en train de se faire, et qui montre comment un projet sur les métamorphoses a donné lieu à sa propre métamorphose : il fallait changer de point de vue, changer d’objet, changer de méthode. Un exposé original qui rappelle que la science, avant d’arriver à des démonstrations bien faites et des jolies courbes bien construites, c’est aussi et d’abord la science en train de se faire. Or comme chacun le sait, la recherche fait le chercheur tout autant que le chercheur fait la recherche.

Difficile de résumer à l’écrit un exposé dont l’oralité de la narration contribuait fortement, par performation, à rendre l’ingénierie du sensible, plus sensible pour l’auditoire (voir la vidéo du séminaire ici). Cependant nous tenterons d’en relever quelques points saillants.

Résumé de l’intervention d’Hervé Marchal

L’ingénierie du sensible : de quoi s’agit-il ? 

Commençons par la définition donnée par Hervé Marchal : 

« L’ingénierie du sensible consiste à donner la parole au plus grand nombre, en particulier à celles et ceux qui sont privés de moyens d’expression, pour construire, à partir de données exprimant tout le spectre des conditions de vie, des pistes et des orientations qui font sens à une majorité de personnes, à commencer par celles dont la légitimité dans le rapport à soi et aux autres est contrariée » 

Une première chose saute aux yeux : l’apparente naïveté qui s’en dégage. “Donner la parole au plus grand nombre”, dit l’ingénieur du sensible. Pas de population déterminée, pas de territoire, pas de caractérisation du genre, de l’âge, de la CSP ou encore des revenus, se dit le sociologue rompu aux méthodes statistiques. Ce “plus grand nombre”, qui est-il au juste ? Comment savoir si notre objectif est atteint, quel plancher donner à la représentativité du plus grand nombre : 10, 100, 10 000, 70 millions ? Ça veut dire quoi au juste, être représentatif du “plus grand nombre” ? Mais n’allons pas trop vite en besogne, il reste encore du chemin. Selon Hervé Marchal, il n’est pas question de rendre compte, d’analyser, de compter ou décompter, de relever, de démontrer ou de montrer. L’approche semble naïve tant elle est simple : il s’agit en premier lieu de donner la parole. Or, le plus souvent, une fois que la parole est donnée, le sociologue comme tout bon scientifique s’empresse de la prendre pour la découper, l’annoter, et la rentrer dans un tableau, ou pire, un tableur. Pas ici.  

“Plus qu’une représentativité imaginaire et prétentieuse, c’est le sens concret et partagé qui compte ici. Plus que la quantité, c’est la qualité des paroles des habitants qui prévaut.” 

Partant du constat que le choix d’une question de recherche et d’une population donnée invisibilise nécessairement tout ce qui n’est pas de l’intérêt du chercheur, l’ingénierie du sensible tend plutôt à consigner, ranger, et mettre en valeur de la façon la plus transparente et la plus visible qui soit, la parole des personnes qui souhaitent s’exprimer sur un sujet donné, en priorité celles qui n’en ont que trop rarement l’occasion ou la capacité. Ainsi, dans l’ingénierie du sensible, il n’y a pas nécessairement de question préalable ou d’hypothèse de recherche, mais un enjeu de sollicitude, et un chercheur au service des paroles données. Afin de faire le plus de place possible à ces dernières, il convient de multiplier les modalités de leur expression et de leur collecte. Les paroles peuvent être orales ou écrites, individuelles ou collectives, spontanées ou réflexives… Quant au territoire, il n’est pas fixe : il s’agit de rendre compte des conditions de vie liées à la territorialité vécue par ceux qui s’expriment, une territorialité qui s’arrête rarement aux frontières d’un territoire précis. On ne connait pas ex ante l’échelle adéquate pour rendre compte de cette territorialité. Est-ce l’échelle du quartier, de la commune, du département ? 

Une fois la collecte terminée, on obtient “un « corpus significatif » plus que représentatif”, un “fatras de données” selon les mots d’Hervé Marchal dont on ne peut garantir qu’il représente une tendance collective pour une population déterminée. Mais là n’est pas l’enjeu : rappelons qu’il s’agit de donner la parole. Oui, mais pourquoi faire au juste ? 

L’ingénierie du sensible a été développée à l’occasion d’une commande du Conseil de développement durable du Grand Nancy, dont l’objet était de répondre aux besoins d’un territoire qui, comme de nombreux autres, a été touché par la crise sanitaire liée au Covid 19. La visée est politique, donc, mais nous aurions tort de réduire le politique aux actions et discours des décideurs publiques. Il s’agit également – et peut être en premier lieu – de créer un dialogue démocratique. Cela est rendu possible notamment par l’utilisation d’outils numériques. 

Grâce à la consignation et la publication méthodique des participations avec l’outil numérique CartoDEBAT, les données n’ont rien de l’habituelle “boite noire” des chercheurs en sociologie qui travaillent sur la base de données quantitatives traitées par des formules dont eux seuls ont le secret, inscrites dans des tableurs qui seront vite oubliés au profit des courbes et camemberts qu’ils permettent de produire : les données et leur traitement sont publiques, accessibles facilement, si bien qu’il est possible de retracer depuis le compte rendu effectué par les chercheurs, les paroles que ce dernier entend refléter. 

Notons que la fracture numérique constitue une limite importante du dispositif, bien que tout ait été fait pour que la plateforme soit la moins coûteuse possible pour l’utilisateur (elle est gratuite, et l’interface a été travaillée pour être intuitive), et que de nombreux autres dispositifs viennent compléter l’usage de la plateforme. 

L’exemple du projet Métamorphoses 

Le projet métamorphoses porté par la métropole de Nancy a donné lieu à la participation de 542 personnes, avec au total plus de 5000 participations. Le corpus a été constitué à partir de différentes sources de contributions des participants : 

  • Débats en ligne sur CartoDEBAT et restitutions d’animations de débats sur d’autres plateformes (Discord et Meta)
  • Enquêtes de terrain, témoignages avec Gett’up, collectif de bénévoles et de professionnels qui travaillent à la revalorisation de l’image des quartiers auprès du grand public mais surtout auprès de leurs habitant.e.s eux-mêmes.
  • Enquêtes téléphoniques auprès des membres du groupe « de la dignité dans les assiettes » d’ATD Quart-Monde
  • Retranscription d’émissions de radio (notamment radio cabanes avec des collectifs de gilets jaunes)
  • Enquête en ligne d’habitants de l’Eurométropole de Strasbourg (voir l’ensemble des sources externes : https://cartodebat.fr/metamorphose/map/5f3f84f7f18ce70e5801002f)

Suite à un travail d’annotation à partir d’une bibliothèque de mots-clés, quatre grandes lignes de force se sont dégagées des participations : 

  • Existence : quête de sens
  • Résilience : envie de changement
  • Reliance : désir de vie sociale
  • Reconnaissance : besoin de justice

Plutôt qu’une série de recommandations à l’usage des décideurs public, le projet Métamorphoses a donné lieu à l’élaboration d’un livre blanc (publié en 2021 et disponible ici) qui identifie des attentes, des vécus, des avis, des espoirs et des craintes. Hervé Marchal en tire deux tendances particulièrement notables : 

  • “Une existentialisation du social, où les enjeux de société sont vécus intensément sur le plan émotionnel”
  • “Une socialisation de l’existentiel, où ce qui est vécu au plus profond de soi est présenté comme un enjeu de société crucial”

En définitive, il en résulte une compréhension renouvelée du territoire, à partir des nouvelles aspirations qui ont émergé suite à la crise sanitaire : “autonomie alimentaire, soutien aux acteurs économiques locaux et aux plus démunis…” Plus qu’une transformation d’un territoire connu d’avance (avec ses limites géographiques, ses infrastructures, son taux de chômage et son nombre d’habitants), la métamorphose étudiée dans cette enquête a trait à la territorialité vécue par les habitants (mobilité, accès aux soins, vie culturelle, vie sociale…).  

La subjectivité assumée du dispositif permet de rendre justice aux paroles données, qui manifestent, chaque fois, des manières singulières d’habiter un territoire (s’y mouvoir, s’y loger, y manger, sans jamais que soit défini à l’avance ce “y”) et d’être habité par lui et à travers lui (son patrimoine immatériel : sa culture, ses valeurs ; mais aussi matériel : ses routes et où elles mènent – parfois très loin du territoire, ses offres culturelles et ses produits alimentaires – qui viennent parfois de très loin, ses champs, ses bâtiments, ses animaux et ses écosystèmes). De cette manière, derrière son apparente simplicité, l’ingénierie du sensible révèle toute la richesse de paroles qui ne sont plus prises, mais données.  

Pour voir ou revoir l’intervention d’Hervé Marchal, cliquez ici !

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