Être humain à l’époque des neurosciences et de l’intelligence artificielle implique d’explorer soigneusement les nœuds de complexité où des idées valables sont néanmoins en tension, manifestant des subtilités et des défis qu’il ne faut pas négliger. Chaque page exprime la ou les tensions existantes entre des idées et dans chaque thème, apparues dans les discussions collectives, et sont ensuite complétées par un éclairage des chercheurs du réseau NHNAI.

Complexité sur l’éducation n°1 : Comment rendre accessible une éducation de qualité tout en préservant le développement humain ?

Les relations humaines

Les participants ont souligné les avantages que l’IA peut apporter à l’éducation. À commencer par la numérisation, qui rend le matériel pédagogique en ligne accessible à tous, facilite l’enseignement en dehors des heures de classe, permet aux élèves et aux étudiants d’approfondir les sujets vus en classe et facilite le rattrapage des cours en cas d’absence grâce à des plateformes scolaires en ligne. Les forums de discussion et de débat en ligne permettent également aux personnes trop timides ou moins à l’aise à l’oral de s’exprimer. L’IA se présente également comme un assistant virtuel qui peut aider à l’apprentissage des langues. L’apprentissage des langues assisté par l’IA devient plus accessible grâce aux systèmes de traduction, qui sont désormais indispensables pour les personnes ayant des difficultés linguistiques ou pour les personnes sourdes ou malentendantes, comme cela a été mentionné au Kenya et en France. Et comme l’apprentissage des langues passe en partie par la pratique orale, les robots conversationnels sont parfois plus efficaces que les livres de langue. C’est exactement ce à quoi peuvent servir les chatbots comme ChatGPT. Utilisés à bon escient, ils peuvent être un formidable outil pédagogique, une aide nécessaire à l’apprentissage et complémentaire à l’enseignant. D’ailleurs, la complémentarité entre l’IA et l’enseignant a été soulignée à plusieurs reprises dans les discussions, et cela s’illustre notamment dans la personnalisation de l’apprentissage. L’IA permet de personnaliser les parcours d’apprentissage en fonction du rythme, du niveau et des capacités de chaque élève. Comme il est physiquement et cognitivement impossible pour l’enseignant de prendre en compte les spécificités de chaque élève, l’IA lui permet d’avoir une vision globale et d’identifier les élèves en difficulté qui ont davantage besoin de soutien.

Mais les participants reconnaissent également que la contribution de l’IA à l’éducation (plus d’inclusion, plus d’accès…) se fait très souvent au détriment de l’interaction physique et du contact humain, et cette préoccupation a été presque unanimement exprimée dans les discussions. La disponibilité de matériel d’apprentissage en ligne peut également avoir l’effet négatif d’encourager les élèves à investir moins de temps dans les activités en classe, voire d’inciter certains à abandonner l’école et à faire l’école à la maison, étant donné que tout est désormais disponible en ligne et à la portée de tous. Au Portugal et dans d’autres pays, on évoque également le risque que les jeunes, habitués à ce nouveau format de relations en ligne, se contentent de ces contacts virtuels et sous-estiment leurs besoins relationnels, émotionnels et physiques, au point de devenir distants et froids dans leurs contacts avec les autres. Selon un participant, nous ne pouvons pas nous passer des interactions réelles en face à face pour apprendre « comment être, comment savoir et comment agir ». Mais au-delà de cet apprentissage, c’est aussi dans les interactions physiques que se jouent l’empathie, l’émotion, la compréhension mutuelle et réciproque, bref la rencontre avec l’autre. Et, comme l’a souligné un participant au Canada, c’est parfois la présence d’un enseignant et la transmission de sa passion et de ses émotions qui jouent un rôle important dans la motivation et l’attention de l’apprenant, et donc dans son apprentissage. L’école n’est donc pas seulement un lieu d’apprentissage, mais aussi un lieu de partage, de rencontres, d’apprentissage de la vie en commun, de la vie en société. Par l’interaction physique, on se confronte, on apprend les codes sociaux et on transmet des valeurs. L’éducation numérisée, ou l’éducation qui se déroule trop derrière des écrans, risque à terme de renforcer l’individualisme et l’égoïsme, ce qui serait un frein majeur au vivre ensemble et une menace pour la cohésion sociale.

Les idées sont à retrouver dans les synthèses globales et locales téléchargeables ici.

  • (Education – Global) Favoriser l’inclusion sociale grâce aux technologies d’IA
  • (Education – Global) Utiliser l’IA et les NS pour mieux enseigner et apprendre
  • (Education – Global) Avoir encore des relations et des interactions physiques avec d’autres humains
  • (Education – Global) Ne pas remplacer l’humain et les interactions humaines par les technologies d’IA
Eclairages par les chercheurs :

Ce qu’expriment les participants aux discussions est un paradoxe que Sherry Turkle illustre à travers le titre de son livre « Seuls ensemble » (2015), avec l’inquiétude que les jeunes n’investissent plus dans les relations humaines, et que l’on attende plus des technologies que des humains. C’est ce qu’ont montré deux jeunes filles en Australie, considérant que la communication via des machines fait partie du cours naturel des choses. Les jeunes filles, âgées de 12 et 10 ans, se sont retrouvées piégées dans un collecteur d’eaux pluviales. Elles n’ont pas appelé à l’aide, mais ont utilisé leur téléphone portable pour modifier leur statut Facebook afin d’informer les autres qu’elles étaient en danger. C’est ainsi qu’un ami qui était en ligne et avait vu leur changement de statut a appelé les services d’urgence[2]. Les pompiers auraient pu les secourir beaucoup plus rapidement si elles les avaient contactés, mais ces jeunes filles ont considéré cette technologie comme le seul moyen de communication. Plus profondément, pour Sherry Turkle, l’inquiétude réside dans le pouvoir des technologies numériques d’orienter notre être-au-monde vers un mode de connexion aux machines, et de conduire le sujet à se considérer sur le mode de l’objet. En effet, le risque est que notre « moi » se transforme en un « moi-objet » en ligne, où nous nous traitons de plus en plus comme des objets, c’est-à-dire de manière expéditive. L’exemple le plus parlant est certainement le courrier électronique. Les courriels sont une charge cognitive en soi, mais il s’agit parfois de messages d’amis ou de collègues que nous disons devoir « traiter » ou dont nous devons nous débarrasser pour les rayer de notre liste de choses à faire, comme si nous parlions de nos poubelles. Au final, le danger est de perdre le sentiment d’être vivant, la manière d’être au monde qui préserve une certaine dignité et authenticité, et que seules les relations humaines et le contact physique peuvent procurer. À l’ère de l’intelligence artificielle et de nos vies ultra-connectées, il semble nécessaire de trouver un équilibre afin de bénéficier de ce que l’IA peut nous apporter, tout en préservant ces précieux contacts humains qui définissent en grande partie notre humanité, notamment à travers certains attributs. La voix humaine est à Sherry Turkle ce que le visage est à Levinas. Pour Sherry Turkle, c’est dans la voix que se transmet et s’entend la gamme des émotions humaines et la singularité de l’être. Pour Levinas, c’est par le visage que l’autre m’apparaît dans sa fragilité, sa vulnérabilité et sa singularité, ce qui appelle une injonction éthique à protéger et à ne pas blesser. Le visage est une interface qui nous permet d’entrer en relation avec l’autre et, à travers lui, avec l’humanité. On peut alors se demander si le danger qui menace l’humanité, avec des relations le plus souvent à distance et le plus souvent sans visage, n’est pas l’indifférence à l’autre, et avec elle, la perte du souci de l’humanité.

Laura Di Rollo, avec le livre de Sherry Turkle (2015) « Seuls ensemble. De plus en plus de technologies de moins en moins de relations humaines ». Échappée (L’).

[2] https://www.dailymail.co.uk/news/article-1211909/Girls-trapped-storm-drain-use-Facebook-help–instead-phoning-emergency-services.html